Pendant seize semaines, l’Association des journalistes LGBTI (AJL) a observé la couverture médiatique des thématiques liées à la transidentité, relevant chaque article sur le sujet dans les 21 sites de presse nationale les plus visités en août 2022 (voir notre méthodologie). Le but : évaluer précisément la façon dont le sujet est abordé, traité, expliqué. D’août à novembre 2022, nous avons recensé 434 articles publiés en ligne qui évoquaient les transidentités. Parmi eux, 98 avaient la transidentité pour sujet principal, soit 22,5 % des publications recensées.

En comparant le corpus d’articles récoltés entre août et novembre 2022 avec ceux repérés depuis plusieurs années, l’AJL a noté plusieurs évolutions. Les transidentités sont enfin devenues un sujet digne d’intérêt d’un point de vue journalistique, là où elles étaient souvent limitées à une poignée de sujets récurrents : la transition, avec son lot de lieux communs (les « avant/après » par exemple), les faits divers (dans le cas d’agression ou de meurtre transphobe) avec une forte propension au mégenrage de la victime, ou encore les manifestations telles que l’Existransinter depuis le début des années 2000.

Ces sujets sont toujours présents dans les médias, rejoints par de nouveaux angles et approches, qu’ils soient liés à l’actualité ou non.

On constate plusieurs moments médiatiques forts autour des transidentités pendant le temps de l’étude : les attaques contre le Planning familial et son affiche présentant un homme trans enceint (42 articles ont traité cette actualité ou l’ont évoqué, soit presque 10% du corpus), le concours Miss France 2023 avec la participation d’Andréa Furet à Miss Ile-de-France et l’évolution de ses règles (18 articles), le reportage très controversé de Karine Le Marchand, suivi d’un débat signalé à l’ARCOM par l’AJL, qui accompagne plusieurs personnes trans dans leur transition (10 articles), le face-à-face entre l’élue Marie Cau et l’activiste anti-trans Dora Moutot dans l’émission Quelle époque le 15 octobre 2022 (6 articles). La tuerie au Club Q de Colorado Springs à la veille du Trans Day of Remembrance (TDoR, Journée du souvenir trans) a donné lieu à 27 reprises de dépêches AFP.

Figure incontournable sur les sujets liés à la transidentité : l’autrice britannique J.K. Rowling, dont le nom est désormais accolé à la communauté trans en raison de ses propos transphobes depuis plusieurs années. Sur l’ensemble de l’étude, 20 articles évoquent ses propos hostiles aux personnes trans, notamment dans une optique critique d’une soi-disant « cancel culture » et pour rapporter les positions d’acteurs et d’actrices de la franchise Harry Potter qui sont amenées à s’exprimer sur elle. Ces déclarations, qu’elles soient en soutien à J.K. Rowling ou pour au contraire afficher un soutien à la communauté trans, sont donc considérées aujourd’hui par des médias généralistes comme une information digne d’intéresser le lectorat.

Si les transidentités sont désormais un sujet d’actualité, elles font aussi l’objet d’enquêtes poussées, de reportages, d’interviews et de portraits. On observe également un suivi de l’actualité internationale non négligeable, mais concentré sur certains pays : les États-Unis, avec les élections de mi-mandat ; le Brésil, à travers les élections législatives ; ou encore la Russie, avec le passage de nouvelles lois LGBTIphobes.

Un sujet d’actualité à part entière

Le 17 août 2022, l’illustrateur Laurier the Fox publie sur Twitter une illustration réalisée pour le Planning familial et destinée à une campagne d’information interne à la structure. On y voit un couple d’hommes sur un canapé, les mains posées sur le ventre rond de l’un d’eux. En légende : « Au Planning, on sait que les hommes aussi peuvent être enceints », façon de communiquer sur les valeurs d’inclusion de la structure et de rappeler qu’elle accueille aussi les hommes trans, également concernés par les problématiques liées à la grossesse. Rapidement, les critiques de personnalités de droite, d’extrême-droite et/ou d’internautes et activistes anti-trans pleuvent sur les réseaux sociaux, appelant notamment à l’arrêt des subventions pour le Planning Familial. Celui-ci dénonce dans un communiqué « une attaque extrêmement violente » ; la machine médiatique se met en marche.

Au cours de cet épisode, devenu le point de départ de cette étude, plusieurs médias prennent le parti de creuser le sujet en dépassant la polémique. Ainsi, quelques jours après, L’Obs donne la parole à des hommes trans ayant vécu une grossesse en France. Titré « “Elle sait qu’elle vient de mon ventre” : en France, cela fait six ans que des hommes à l’état civil peuvent tomber enceints », l’article rappelle d’abord le contexte législatif, depuis la fin des stérilisations obligatoires pour le changement de sexe à l’état civil. Ali Aguado, 40 ans, directeur d’établissements médico-sociaux et premier homme trans à avoir été reconnu père de son enfant, y fait le récit de sa « transernité ». Tout comme Camille, infirmier de 28 ans, qui raconte les effets de sa grossesse sur son parcours de transition. Sujet incarné, respectueux, remise en contexte : l’article est un bon exemple de sujet « rebond » creusé et dépassant la simple polémique. À noter toutefois, l’aspect « expertise » attendue dans ce type d’article est ici apporté par un psychiatre, renforçant ainsi la psychiatrisation récurrente de ces sujets. Pour rappel, la transidentité n’est plus considérée comme une maladie mentale par l’Organisation mondiale de la santé depuis 2019.

Collage de titres d'articles ici des sites internet de certains médias.

L’épisode du Planning familial a également donné lieu à des enquêtes poussées, dépassant la seule actualité chaude. Comme l’AJL l’écrivait dans sa newsletter d’octobre 2022 : « Cette polémique estivale a conduit des médias français à s’intéresser aux rapprochements entre TERF (ou “critiques du genre”) et extrême-droite. Libération délivre une analyse sur les passerelles idéologiques entre les deux mouvements, tandis que Arrêt sur images explique en quoi les militantes anti-trans servent de caution progressiste aux plus réactionnaires ». L’article de Libération fait partie du corpus de l’étude ; pas celui d’Arrêt sur images, mais ils s’inscrivent tous deux dans un effort bienvenu de journalistes s’efforçant de décrypter les ressorts et les conséquences des mouvements anti-trans – au lieu de reprendre leur rhétorique sans recul. Même constat pour des décryptages comme « Dora Moutot a tort quand elle affirme que les femmes trans violent en prison » chez 20 Minutes.

Un sujet revient tout au long de l’étude, celui du concours Miss France. Sont couverts successivement la présence d’une candidate trans, Andréa Furet, au concours Miss Ile-de-France, puis l’évolution des règles pour permettre l’inclusion des femmes trans en tant que candidates sous réserve qu’elles aient obtenu leur changement d’état civil. Tout d’abord, la participation d’Andréa Furet est présentée de manière globalement positive, et plusieurs médias en profitent pour lui consacrer un portrait, comme BFMTV ou Le Parisien. Son élimination constitue ensuite une autre information, reprise par des médias qui n’avaient pas forcément parlé de sa participation dans un premier temps, comme CNews.

De septembre à novembre, la question de l’inclusion des femmes trans dans le concours Miss France est traitée comme un sujet à travers les prises de position de plusieurs personnalités en charge de l’événement : Cindy Fabre dans Gala, Alexia Laroche-Joubert dans Voici. Notons que ce sont principalement les médias people qui s’en font l’écho. À l’international, une dépêche AFP relatant le rachat du concours Miss Univers par une richissime femme trans thaïlandaise est reprise par quatre médias.

Autre exemple intéressant : la validation par le Conseil d’État, fin septembre, de l’utilisation du prénom d’usage des élèves transgenres dans le cadre scolaire. L’AFP ne produit aucune dépêche sur le sujet. Pourtant, Le Parisien s’en saisit, tout comme Le Figaro, BFMTV, Europe1 et La Croix. Il est ici intéressant de constater que les rédactions citées s’approprient ce sujet technique et s’efforcent de le rendre clair, sans sensationnalisme, comme elles le feraient pour d’autres faits d’actualité.

Des papiers anglés sans lien avec l’actualité

En dehors de ces temps « chauds », nous avons constaté qu’il est désormais possible de parler de transidentités hors de l’actualité dominante. Ainsi, Les Echos Start publient un décryptage intéressant et renseigné sur un sujet habituellement prétexte à polémique : les toilettes non genrées, en l’occurrence en entreprise. L’article explique les conséquences morales et sanitaires des toilettes genrées sur les employé·e·s trans, rappelle les limites matérielles de l’implémentation de toilettes non genrées et n’oublie pas le contradictoire, ici en donnant les arguments « contre » les toilettes non genrées. On pourrait s’attendre à ce qu’un article de presse spécialisée, une presse a priori éloignée des questions de genre, ne soit pas au point sur le vocabulaire mais ce n’est pas le cas. « Car dès 2018, des demandes sont remontées par le réseau LGBTQIA+ interne à l’entreprise pour que les personnes trans puissent accéder aux toilettes correspondant à leur genre et non à celui assigné à la naissance en fonction de leur sexe », comme le mentionne le début de l’article. Surtout, son décryptage fait directement le lien entre questions trans et questions féministes, rappelant que la création de toilettes non genrées profite à toustes, dans une société où les femmes attendent souvent plus longtemps que les hommes pour faire leurs besoins.

Dans les papiers décryptages, nous avons aussi trouvé cet article de Libération, sur les binders et la bonne façon de les choisir. Entre l’enquête et le serviciel, il donne la parole à la responsable d’un sex-shop parisien qui vend ces t-shirts de compression de la poitrine et alerte sur les risques d’un modèle mal ajusté. Limite de cet article : il s’agit d’une chronique publiée sur un blog dédié aux sexualités, il aurait eu sa place dans les rubriques Société ou Lifestyle du journal.

Des people comme les autres

On l’a vu avec le relais important de la candidature d’Andrea Furet au concours Miss France, les transidentités sont aussi présentes dans les sujets culture ou divertissement. On retrouve sur la période des articles « de bonne qualité » sur des sujets aussi divers que la sortie du jeu vidéo de tir Apex Legends, et l’introduction de son premier personnage transgenre, ou la fin de Plus belle la vie, et des rappels sur le traitement des transidentités par le feuilleton culte. On peut également noter le suivi par Voici de l’actualité people, avec l’actrice et influenceuse trans Meryl Bie, découverte dans le feuilleton Plus belle la vie. La sortie de son nouveau livre (retraçant son parcours de transition), l’annonce de sa relation amoureuse avec un vidéaste sont autant d’évènements traités (à peu près) comme ils le seraient pour des people cisgenres, sans le surplus de sensationnalisme longtemps réservés aux personnalités LGBTI. On peut regretter, dans l’article sur sa relation amoureuse, le long paragraphe introductif avec divers détails physiques sur son parcours de transition ; il correspond toutefois à la structure répétitive de ce type d’articles construits pour le référencement, et ne reprend que des éléments partagés par Meryl Bie elle-même.

Des efforts de représentation dans le sport

Longtemps absente des médias, la question des athlètes trans et de leur inclusion dans le sport et dans les compétitions de haut niveau est aujourd’hui régulièrement abordée dans la presse, notamment à travers des cas très médiatisés à l’international.  Notamment la participation de l’haltérophile néo-zélandaise Laurel Hubbard aux Jeux olympiques de Tokyo en 2021, ou la campagne de haine transphobe visant la nageuse états-unienne Lia Thomas, qui a remporté un titre universitaire en mars 2022. 

Nous avons relevé plusieurs articles qui reviennent sur des décisions officielles de fédérations sportives, mais aussi des analyses poussées sur le sujet. Par exemple cet article du Monde qui aborde « le dilemme des athlètes transgenres » et décrypte la façon dont il est abordé par les différentes instances. Avec le portrait de la joueuse de rugby trans Alexia Cerenys dans 20 Minutes, c’est aussi l’incarnation de ce sujet qui est mise en valeur et permet de dépasser le traitement sous forme de débat théorique. L’Équipe consacre un article à Inès, une joueuse de rugby trans qui se voit privée d’équipe en raison du règlement de la FFR et de son interdiction de la mixité. Un cas particulier qui met en avant les flous et les évolutions quant à l’inclusion des personnes trans dans le sport.

Anonymes ou célébrités, la parole aux concerné·e·s

Nous relevons plusieurs portraits et longs entretiens accordés à des personnalités publiques trans… Mais pas nécessairement pour les faire parler de leur identité de genre ou de leur transition, car (spoiler !) les personnes trans et non binaires sont expert·es de sujets variés, pas forcément liés à leur identité de genre. On note l’exemple de la lanceuse d’alerte et analyste militaire états-unienne Chelsea Manning interviewée par Le Monde pour la publication de ses mémoires en France. Elle y parle notamment du droit à la vie privée et de la surveillance numérique. Si la question de sa transition est abordée, c’est pour expliquer son engagement et raconter ses conditions de détention.  

Et si les personnes trans étaient des personnes comme les autres, dont les vécus et les expériences peuvent être évoqués dans des contextes divers et variés ? Dans un reportage du Monde consacré à un refuge pour des femmes vulnérables à Marseille, la parole est donnée à plusieurs hébergées, dont Jessica, une femme trans. Son parcours est évoqué au même titre que celui des autres témoins, avec respect, tout en mettant en lumière les oppressions particulières qu’elle a pu subir.

A l’étranger, des sujets dignes d’intérêt

Dans le traitement des transidentités, l’actualité internationale est loin d’être laissée pour compte. La politique étrangère est par exemple l’occasion d’aborder la discussion de lois qui concernent les personnes trans, voire de présenter des personnalités trans engagées en politique et leur accession à des responsabilités. C’est le cas à travers cette reprise d’une dépêche AFP, notamment dans L’Express, qui annonce l’élection au Brésil en tant que députées de quatre femmes trans. En outre, on remarque que 61,2% des articles qui mentionnent les transidentités à l’étranger ont été jugés de bonne qualité, soit une proportion supérieure à l’ensemble des articles. Cela est à mettre en balance avec le fait que la majorité de ces articles sont aussi des reprises de dépêches AFP.

La fusillade du Club Q à Colorado Springs aux États-Unis, survenue le 19 novembre 2022, a été reprise par une large partie des médias étudiés. Ce crime de haine fait écho à celui du Pulse à Orlando le 12 juin 2016, qui a fait une cinquantaine de morts. En 2016, l’AJL avait dénoncé la frilosité de trop nombreux médias à qualifier l’attentat contre le Pulse comme homophobe et raciste, ce club étant un haut lieu de la communauté LGBTQI+ latinx de Floride. Acrimed avait de plus recensé les unes des grands quotidiens consacrés à la tuerie : seul Sud Ouest l’avait qualifiée d’homophobe. En 2022, la tuerie du Club Q, qui a fait cinq morts, n’est pas d’emblée qualifiée d’homophobe. Toutefois, il faut souligner que la première dépêche AFP reprise par les médias en France mentionne dans son titre que l’attaque a lieu dans une discothèque LGBTQ, information que vont conserver les médias qui la reprennent.

Le fait que la fusillade au Club Q est survenue à la veille de la Journée du souvenir trans (Transgender Day of Remembrance ou TDoR) est évoqué dans la dépêche, l’information est donc présente dans les nombreux articles qui ont repris l’AFP.

On constate aussi un relai important, même s’il se fait principalement par reprise de dépêches, de l’implémentation de lois LGBTQIphobes en Russie ou aux États-Unis. S’il est toujours bon que les médias français s’emparent des discriminations à l’étranger, on remarque qu’il est souvent plus facile de les observer et d’analyser les lois transphobes, et LGBTQIphobes au sens large, quand elles s’exercent dans un pays étranger que dans son propre pays.

Sous les progrès, des efforts à redoubler

Lorsque l’AJL a créé son kit à l’attention des rédactions pour un traitement juste et respectueux des personnes LGBTI, l’un des points majeurs concernant les personnes trans était de rappeler l’importance d’un vocabulaire adapté, mais aussi le respect du genre et du prénom des personnes trans citées ou évoquées dans les médias. Le kit insiste notamment sur le fait que l’utilisation du deadname (ou morinom, c’est-à-dire le prénom assigné à la naissance mais abandonné par la personne suite à sa transition) d’une personne trans est sensationnaliste et n’apporte pas d’information. A travers cette étude, nous avons constaté que ces recommandations ont pour partie porté leurs fruits. Des progrès ont été faits pour traiter ces sujets avec sérieux et justesse : mégenrage et mention du deadname sont moins fréquents.

Le traitement des transidentités par les médias français est loin d’être idéal, comme on le verra dans la suite de cette étude. Mais l’examen de ces 434 articles nous a permis de constater une évolution. Un certain nombre de journalistes considèrent que les sujets liés aux transidentités relèvent de l’intérêt public, et s’efforcent de les traiter comme ils et elles aborderaient d’autres sujets. 55,4% des productions examinées lors de cette étude sont « de bonne qualité », c’est-à-dire qu’elles ne comportent pas de mégenrage ou de deadnaming, et évitent des clichés éculés et hors-sujet, ou des propos discriminatoires sur les personnes trans.

55,4%, soit la moitié ; ce qui signifie que l’autre moitié des articles relevés sont à améliorer, voire posent problème dans leur traitement journalistique et/ou dans le respect des personnes trans. Malgré les avancées faites sur le traitement médiatique des transidentités, notre étude montre que ces progrès restent fragiles.