En cherchant à définir les mots clefs de l’étude – trans, transidentité, transgenre, transphobie – nous avons été confronté·e·s au fait que certains articles parlent de transidentités sans les mentionner et qu’il existe parfois une véritable difficulté à les nommer clairement. Dans cette critique du livre Ils vont tuer vos fils, de Guillaume Perilhou parue sur lepoint.fr, on apprend, dès les premières lignes de l’article que le jeune garçon au cœur du roman « porte des talons dans la rue ». L’article précise ensuite : « Comme il aime parfois se faire appeler Raffaella, on lui diagnostique à la volée une “dysphorie de genre”. » Dysphorie de genre ? Pourquoi ce seul terme technique alors qu’il est clairement question de transidentité ?
Ce manque de précision et la confusion dans les termes employés pour désigner les transidentités ont justifié le classement de beaucoup d’articles dans la catégorie « à améliorer » (18,9% des articles de notre étude, soit 82 articles) et « mauvaise qualité » (25,3% des articles de l’étude, soit 110 articles).
Certaines erreurs se glissent même dans des articles qui n’ont pas pour sujet principal les transidentités. Par exemple cet article de Marianne qui liste les principaux soutiens de Jair Bolsonaro, pendant la dernière campagne présidentielle au Brésil. L’article relate une vidéo transphobe publiée par l’un d’entre eux, et mégenre la victime : « Il a filmé un adolescent transgenre se rendant dans les toilettes réservées aux femmes dans une école privée, avant de publier la vidéo sur les réseaux sociaux et d’inviter tous les parents à retirer leurs enfants de l’établissement ».
Mégenrage, pathologisation des personnes trans, mélange de plusieurs termes qui ne désignent pas la même situation… En tant que journalistes, on ne peut pas se réfugier derrière un problème d’inattention, de précision, ou de manque de connaissance. Les transidentités, au même titre que n’importe quel sujet comme l’économie, la politique ou même le sport, nécessitent recherches, analyses et expertises. Se renseigner est la base de notre métier.
« Transexuel·l·es », terme toujours inadapté
C’est le cas de cet article sur le site de BFMTV qui relate une agression transphobe à Nice, le terme « transexuel » est utilisé à plusieurs reprises, au lieu de « transgenre ». Comme expliqué dans notre kit à l’usage des rédactions, le « terme “transexuel” est rejeté par beaucoup de personnes trans pour sa connotation médicale et, à ce titre, pathologisante ».
Idem dans cet article sur le site de Libération, qui explique l’impact de la future loi “transgenre” en Espagne, alors qu’elle est en discussion au Parlement. Si au début de l’article, l’auteur écrit très justement que cette loi prévoit que « toute personne pourra dès l’âge de 16 ans choisir son identité de genre de son plein gré », il se trompe quelques lignes plus bas, parlant alors de « changement de sexe » ou « d’identité sexuelle » (voir explications dans le chapitre Respecter les personnes trans de notre kit).
De l’usage du deadname
Cet article de CNEWS qui propose un portrait d’Hélène Hardy, première candidate transgenre au Congrès d’EELV, fait lui mention du deadname de la candidate (ou morinom). À nouveau, notre kit à l’usage des rédactions conseille de ne pas mentionner cet ancien nom qui « n’apporte aucune information mais verse dans le sensationnalisme de l’avant/après ».
Ces erreurs indiquent un manque de connaissance des questions de transidentité chez les journalistes. S’il est entendu que ces termes et leur usage, souvent en pleine évolution, ne sont pas connus de tous, la déontologie journalistique devrait pousser ces auteur·ice·s à être plus vigilant·e·s face à des sujets qu’iels maîtrisent moins, de manière à utiliser les bons termes.
Transidentités, un sujet flou
Enfin, certains articles jouent sur une idée souvent très répandue selon laquelle les transidentités sont un sujet compliqué. Au lieu d’aider à comprendre ce sujet, ils entretiennent ce flou et cette supposée complexité.
Lors de l’attribution du Prix Médicis au roman la Treizième Heure, d’Emmanuelle Bayamack-Tam (éditions P.o.l.), une critique de Libération consacre un article à l’œuvre de l’autrice. Si l’article ne fait qu’une erreur factuelle, en assimilant un personnage « homosexuel » à la question des transidentités et du genre (alors qu’il s’agit d’orientation sexuelle), il entretient surtout le trouble autour du sujet. Les « identités flottantes » mentionnées dans le titre de l’article englobent pour la critique aussi bien les transidentités qu’un personnage « doté de multiples noms (Raoul Major, Venuste Bendigo, Quine Redford, Brayanne Welles, Prince du Maurier, Emmanuel Dieu) ».
Un parallèle impropre, sous prétexte de licence poétique. Notre article Respecter les personnes trans précise bien qu’il ne s’agit pas d’« identité flottante » : « Les personnes trans ne “changent pas de sexe”, pas plus qu’elles ne “deviennent” un homme ou une femme : elles mettent leur corps en adéquation avec ce qu’elles sont ».
L’influence du traitement de l’AFP
Près d’un quart des articles de notre étude proviennent de l’Agence France Presse : ce sont soit des adaptations, soit de simples copiés-collés. Cette pratique est courante, mais ce qui a attiré notre attention est le fait que les articles issus de l’AFP sont en majorité (76,5%) de bonne qualité en ce qui concerne le traitement des transidentités. Seulement 18,6% ont été jugés à améliorer, et une infime partie contient de grosses erreurs (3,9%). Or quand on observe les données générales de l’étude, on note de grosses erreurs dans 25,3% des articles, et seulement 55,4% sont jugés de « bonne qualité ». C’est donc l’AFP qui fait remonter la moyenne. Rappelons que les critères à remplir étaient loin d’être inatteignables : il s’agissait de respecter de simples règles de déontologie journalistique.
Sans l’AFP, les proportions sont complètement différentes : seulement 49% des articles sont de bonne qualité, et 31,5% ont publié de grosses erreurs.
La part d’articles à améliorer reste stable, entre 18% et 19% que les articles soient ou non issus de l’AFP.
On peut donc en déduire que le traitement fait par l’AFP relève le niveau général des articles parus sur le sujet dans les médias étudiés. Peut-être est-ce lié au fait que l’AFP fait partie des rares médias, avec Mediapart par exemple, à réfléchir à un meilleur traitement des femmes et des sujets liés au genre dans ses productions, avec aussi une charte des bonnes pratiques éditoriales et déontologiques qui aborde le sujet.
À l’étranger, le sujet de la transphobie mieux traité
Environ 43,7% des sujets retenus par l’étude mentionnent des événements à l’étranger. Les données sont plus encourageantes que les statistiques générales : ainsi, 61,2% des articles « à l’étranger » sont jugés de bonne qualité, 18,6% sont à améliorer, et 20,2% ne répondent pas du tout aux critères. Une tendance qui peut s’expliquer en partie par l’écrasante majorité de dépêches AFP, qui représentent 77,4% de ces articles. Ce qui rejoint la tendance générale pour l’agence de presse (cf. encadré plus haut). À noter que la fusillade au Club Q, qui a fait 5 mort.e.s et 18 blessé.es, n’a été couverte quasi exclusivement que par l’agence, de l’acte en lui-même à l’arrestation de l’assaillant.
Le traitement de l’agence n’est pourtant pas toujours exemplaire. Hors étude, la récente couverture de la démission de la première ministre écossaise Nicola Sturgeon est un exemple frappant de simplification : la dépêche réduit les raisons de son départ au seul débat sur la réforme d’une loi facilitant le changement d’état-civil pour les personnes trans.
Où sont les personnes concernées ?
Les transidentités, dans le corpus d’articles étudiés, ne sont décidément pas traitées comme un sujet comme les autres. Les personnes concernées sont invisibilisées ; sur 98 articles qui ont pour sujet principal les transidentités, seulement 36 donnent la parole à des personnes trans.
Sur le site de CNews par exemple, un article annonce l’annulation d’un colloque « en raison de la “transphobie” supposée de deux intervenantes ». Problème, les militant·e·s et personnes concernées ne sont ni citées ni interviewées sur les raisons de la mobilisation. Un vide informationnel qui pose des problèmes de déontologie journalistique, tout comme les articles ne proposant pas de contradictoire à des propos transphobes. Ainsi, sur 52 articles traitant principalement des transidentités et citant des personnalités notoirement transphobes, seuls 16 articles interviewent des personnes trans. Comme cet article du Figaro, « Quand les transsexuels veulent l’effacement de la femme », qui donne la parole à un militant transphobe sans aucun contradictoire.
Les médias qui traitent le mieux les transidentités n’ont pas encore pris le réflexe d’interviewer systématiquement des personnes trans. Libération, qui compte 80% d’articles jugés de bonne qualité, n’a interrogé de personne concernée que dans 10 articles sur 42. Chez 20 Minutes, qui a 77% d’articles de bonne qualité, un tiers seulement des articles compte une personne trans parmi les intervenant·e·s. Même chez le HuffPost, champion avec 93% d’articles de bonne qualité à son actif : seuls 13 articles sur 32 mentionnent une personne trans interviewée.
En résumé, une question traverse notre étude : où est la parole des personnes concernées” ?
Et lorsque des personnes trans sont interviewées, elles le sont bien souvent en leur nom propre : on le voit avec les portraits de l’ex-candidate au concours Miss France Andréa Furet, les interventions de l’édile Marie Cau, ou les reportages sur le parcours de l’actrice Meryl Bie. Nous avons plusieurs fois relevé l’absence des associations et des collectifs défendant les droits des personnes trans dans les articles. Cela renforce l’impression que les personnes trans sont un phénomène isolé, et n’ont pas d’organisation politique ou militante, ni de revendications communes, alors même qu’elles sont souvent attaquées en tant que groupe.
Un traitement a minima
Si tous les médias sélectionnés pour la veille ont publié des articles mentionnant les transidentités lors des seize semaines, les choix éditoriaux et sujets choisis révèlent des stratégies éditoriales bien différentes.
Certains médias semblent avoir assuré un service minimum de l’actualité. C’est le cas du JDD, qui à rebours du reste de la presse, ne publie pas d’article factuel sur la polémique du Planning Familial, se contentant d’une chronique où Teresa Cremisi « donne son avis ». L’unique article du JDD traitant frontalement des questions féministes et LGBT, « Comment la stratégie du collectif #NousToutes témoigne d’une accélération du militantisme féministe en ligne », n’est qu’une republication du site The Conversation.
D’autres se sont laissés porter par l’actualité, comme Europe 1 avec 9 articles portant sur les actualités principales de la période. Une dépêche sort du lot, une information AFP que la station est la seule à publier : « En Floride, les médecins ne pourront plus aider les adolescents à changer de genre ». Un choix éditorial surprenant.
Pour certains médias comme L’Equipe, les questions LGBT sont surtout synonymes d’homosexualité, et les spécificités des transidentités ont parfois été mises de côté. Pourtant, une opportunité certaine se présentait pour le quotidien sportif avec la Coupe du monde de football à l’automne et la question du port du brassard « One Love ». Dans cette même perspective, Le Parisien se cantonne aux faits d’actualité en phase avec sa ligne éditoriale, plutôt tournée vers les faits divers (Allemagne : un homme trans agressé fin août est mort des suites de ses blessures), la politique (Qui est Hélène Hardy, première candidate transgenre à briguer un parti) et la culture populaire, comme le montre cet entretien avec Bilal Hassani pour la sortie de son troisième album. Les transidentités sont avant tout, pour Le Parisien, un élément adjacent à l’actualité, mais pas un sujet à part entière.
Loin de relever de simples divergences éditoriales ou de positionnements stratégiques spécifiques, le traitement médiatique des transidentités semble relever pour une partie des médias observés d’une forme de traitement a minima, sinon frileux, au moins très réservé.
De l’antenne au web, un traitement différent
On remarque des différences flagrantes entre les sujets qui apparaissent à l’antenne et ceux qui sont traités par les rédactions web. Chez CNews, par exemple, c’est le jour et la nuit. La chaîne est coutumière des paniques morales à l’antenne, comme l’illustre ce passage où l’ancien chroniqueur de Face à l’info, Eric Zemmour, a comparé sur le plateau le soutien aux enfants trans aux expériences du docteur Mengele dans les camps de concentration nazis. Mais sur son site web, un seul article a été considéré de mauvaise qualité sur les 12 retenus dans l’étude, deux sont à améliorer, les autres étant de bonne qualité (dont trois reprises de dépêches AFP). Mention spéciale à l’utilisation du pronom « iel » pour désigner l’acteurice non-binaire Emma Corrin, dans un article sur les remises de prix non-genrées. BFMTV, qui a notamment invité des personnalités d’extrême-droite pour commenter la polémique sur le Planning familial, compte elle aussi une majorité d’articles « de bonne qualité » sur son site – même si deux-tiers d’entre eux sont des reprises de dépêches AFP.
Le grand écart éditorial
Sans surprise, La Croix traite quelques questions spécifiquement religieuses, comme en témoigne cet article sur la restriction de l’accès à la communion des personnes trans par un évêque états-unien. Au milieu du gué, La Croix publie trois tribunes mentionnant les transidentités en trois mois : une de Josselin Tricou et Anthony Favier appelant l’Eglise à faire « l’audit de la façon dont l’Eglise aborde la sexualité et le genre », une seconde d’Alix Bayle (par ailleurs membre de l’AJL) appelant à une plus grande présence des femmes et des LGBT dans l’Eglise, et une dernière de Ludovine de la Rochère, présidente de la Manif pour tous qui affirme – à tort – que son mouvement « a toujours condamné vigoureusement toute forme d’homophobie ». Par ce traitement, La Croix met sur un même plan des paroles faussement égales, celle des personnes LGBT face celles de mouvements politiques qui œuvrent pour limiter leurs droits.
Certaines lignes éditoriales relèvent même d’un grand écart difficile à interpréter. Sur le site de L’Express, d’un côté, des enquêtes fouillées sur les difficultés rencontrées par les couples LGBT lors d’adoption, des reprises de dépêches AFP aux angles originaux comme celle qui décrit l’État conservateur du Wyoming comme un refuge improbable pour les LGBT. De l’autre, une chronique qui se moque d’une France en plein débat sur « l’utérus inexistant des hommes ». Comment définir la ligne éditoriale d’un média qui se félicite d’un côté de la sécurité des personnes trans au Wyoming et nie leur existence de l’autre ?
Plusieurs qualités de traitement au sein d’un même média
Même lorsque les lignes éditoriales sont cohérentes, le traitement des sujets ayant trait aux personnes transgenres peut varier au sein d’un même média, selon la rubrique ou la plume. Ainsi, Le Monde propose plusieurs articles de qualité dans la rubrique Pixels, notamment sa couverture du site KiwiFarms, connu pour avoir lancé des campagnes de cyberharcèlement transphobes (contre la streameuse Keffals), ou le portrait de la lanceuse d’alerte américaine Chelsea Manning. Mais les rubriques Culture et Société ne sont pas exemptes de maladresses, comme cette critique du film Je veux être femme (1977) mettant en scène une héroïne transgenre en utilisant des termes offensants (“travestis”, “travelos”), et certains articles mettent en scène le deadname des personnes trans interrogées (comme dans ce portrait d’un glacier à Avignon, ou celui du philosophe Paul B. Preciado dans le M). Un éditorial sous-entend même que les personnes trans invisibilisent les femmes, reprenant un argument bien connu du mouvement TERF.
Le Monde, Libération, Gala, L’Obs… Cette différence de qualité selon les signatures ou les rubriques se vérifie pour de nombreux médias, et pose la question de la solidité des acquis au sein des rédactions en matière de bonnes pratiques rédactionnelles autour des transidentités détaillées en première partie. Reposent-elles sur les compétences individuelles des journalistes, ou sur une prise en charge collective et encadrée au sein des médias ?
Se plonger en profondeur sur le traitement médiatique des transidentités permet de constater que les avancées restent fragiles. D’autant que pour d’autres médias, le sujet des transidentités est devenu un marqueur politique fort, souvent couvert sous l’angle de la panique morale.